Acis et Galathée
Date: maj le 9 novembre 2003 | Source: Jean-Luc BOYARD, le DiveWebMaster
Ils s'aimaient tous les deux et ils avaient seize ans : Galatée, l'une des nymphes de la mer; Acis, l'un des fils du dieu Faune qui règne sur les bois. Galatée était douce et blanche, d'un blanc un peu bleuâtre comme toutes les Néréides ses soeurs, avec de beaux cheveux couleur d'algue verte et de longs yeux de pervenche marine; Acis était grand et svelte, et un léger duvet encore incertain ombrageait ses joues délicates. Ils s'aimaient et s'étaient promis l'un à l'autre.On les voyait ensemble, au bord des flots d'azur, sous les tamariniers, qui répandent leur ombre l'été au pied du mont qui descend vers la mer. Acis jouait de la flûte, Galatée écoutait ses accords. Ils devaient s'épouser quand ils auraient tous deux dix-huit ans...
Pourquoi fallut-il que le Cyclope Polyphème, qui vivait, lui, au haut à la montagne, s'éprît de Galatée ? Polyphème, comme tous les Cyclopes, était un monstrueux géant, hirsute, farouche, et n'ayant qu'un oeil, un oeil tout rond au milieu du front où l'on voyait parfois passer d'étranges flammes. Il était riche, puissant possédait d'immenses troupeaux. Il crut que ses richesses pourraient séduire la nymphe, et, la passion le rendant éloquent :" 0 Galatée, lui avait-il dit un jour, appuyé sur le pin qui lui servait de bâton pastoral, ô Galatée, plus blanche qu'un pétale de troènes plus verdoyante qu'un pré, plus svelte qu'une branche d'aune, plus brillante que le mica, plus gracieuse qu'un chevreau, plus lisse qu'un coquillage que les flots ont poli, plus délicieuse que ne l'est le soleil en hiver et l'ombre en été, plus droite qu'un jeune frêne, plus élancée encore qu'un platane, plus pure que la neige, plus douce qu'une grappe bien mûre, plus veloutée que le duvet du cygne, plus belle qu'un beau jardin où bruissent des eaux vives; mais aussi, mais hélas! plus fière qu'un jeune taureau qui n'a pas connu le joug, plus dure que le rouvre, plus fuyante que l'onde, plus trompeuse que le reflet du saule dans un torrent, plus insaisissable qu'un rejet de clématite, plus obstinée qu'un roc, plus vaine qu'un paon ocellé qui lorsqu'on le complimente fait la roue, plus épineuse que la macle, plus sourde que les flots, plus implacable que le serpent sur lequel on marche par mégarde, plus rapide qu'une biche ou que les ailes du vent, pourquoi n'écoutes-tu pas l'aveu de ma passion pour toi ?
Si tu savais qui je suis, tu voudrais me retenir. J'habite, dans la montagne, une grotte de pierre ponce et de cristal où l'on ne sent pas l'été les ardeurs du soleil, ni l'hiver, quand elle est bien close, les frimas. J'ai des vergers où plient les arbres sous le poids des fruits, des vignes qui, aux vendanges, donnent du vin blanc et rouge, des jardins où tes mains cueilleront la fraise parfumée, la cornouille d'automne et la prune mirabelle. Et l'hiver tu auras des arbouses, des châtaignes. Chaque arbre t'appartiendra.
Vois le troupeau qui me suit : il est si nombreux que je ne saurais te dire combien de moutons et de chèvres il contient. Le pauvre seul fait le, compte de ses brebis. Les miennes paissent les vallées, les bois, ont des antres pour étables. Elles me donnent du lait en abondance, un lait neigeux et doux, dont je fais des fromages. Et tu pourras chasser dans la montagne le cerf, le daim, le lièvre, dénicher des colombes... J'ai pour toi deux petits oursons, au poil long, floconneux et tendre.Et tu auras en moi le plus robuste des maris, un mari aussi fort que Jupiter lui-même. Admire ma chevelure flottante, mon oeil unique pareil à un bouclier rond, unique et rond comme l'est l'astre puissant du soleil.
Polyphème en disant ces mots dressait sa taille. Et, comme ses paroles fleuries et prometteuses semblaient laisser Galatée indifférente, il y ajouta de sombres menaces" Si tu ne veux être ma femme, Galatée, c'est que tu en aimes un autre. Mais prends garde! Je t'ai vue trop souvent déjà avec ce jeune Acis qui ne sait rien que jouer de la flûte et te regarder avec des yeux blancs. Je ne le supporterai pas. Ce gringalet s'apercevra bientôt que ma force est en proportion de ma taille. Je lui arracherai, vivant, les entrailles, je l'écartèlerai et je jetterai ses membres épars à travers la grève. Je suis jaloux et sens brûler dans ma poitrine les feux ardents de l'Etna... "
Galatée ne croyait pas que le géant Polyphème exécuterait jamais ses menaces. Elle eut tort. Qui peut dire la criminelle fureur où l'amour peut porter un homme et un Cyclope.Les deux jouvenceaux continuaient donc de se voir, mais un jour qu'à l'ombre d'une grotte Acis jouait de la flûte et que Galatée rêvait de leurs noces futures en écoutant les sons d'une mélodie savante, ils entendirent soudain tonner au-dessus d'eux la voix fracassante de Polyphème. Le géant, penché, les regardait de son oeil injecté de sang, et, de sa bouche terrible, il proféra ces mots
" Je vous vois, mais c'en est fait, et cette rencontre sera votre dernière rencontre ! "A ces mots, éperdus, les jouvenceaux bondirent. Galatée, la jeune nymphe, put courir vers la mer et plonger dans les flots. Mais Acis ne sut éviter l'énorme roc que Polyphème avait lancé sur lui. Cette masse trois fois plus grande que lui-même l'écrasa. On vit de dessous le bloc son sang pourpre couler...
Un merveilleux prodige alors fut accompli. Les dieux de l'Olympe, qui aiment la jeunesse, transformèrent ce sang en eau pure. Le roc meurtrier s'entrouvrit et, par la fente, on vit apparaître un, roseau, tandis qu'on entendait bruire une source naissante; puis, à mi-corps un jeune homme parut tout semblable à Acis, sauf qu'il était plus grand et portait autour de la tête les cornes naissantes d'un dieu-fleuve. Oui, c'était bien Acis, un Acis devenu dieu. Et le fleuve Acis, aux eaux pures, après avoir fait le tour de la montagne qu'on appelle le mont de Polyphème, s'en alla se jeter dans la mer où l'attendait avec ses quarante-neuf soeurs pour célébrer leurs noces immortelles, pure et belle, la nymphe Galatée.